Largement inspirée du modèle coopératif québécois, la microfinance dédiée aux entrepreneurs pose en Tunisie des problèmes de fond en relation avec les services non financiers (aider à la viabilité de leurs projets, soutenir leur bancarisation, et les assister pour sortir du secteur informel). C’est à propos d’un plan pour ce Missing-Middle qu’une table ronde a été organisée au cours de la 13e réunion du réseau Proxfin à Tunis.
Les professionnels de la microfinance grouillaient d’idées et de propositions pour donner un nouvel élan aux services financiers destinés aux micro et petits entrepreneurs lors de la 13e réunion du réseau Proxfin à Tunis, du 2 au 4 octobre, avec une trentaine d’institutions de finance de proximité venant de 22 pays.
Digital Payment, la condition sine qua non
Point culminant de la rencontre, une table ronde a animé un débat en profondeur autour de l’évolution de la microfinance en appui au développement entrepreneurial en Tunisie, avec quatre experts renommés : Aziz Mbarek, cofondateur et DG Africinvest ; Riadh Naouar, directeur des services consultatifs Moyen-Orient et Afrique à l’IFC ; Mahmoud Montassar Mansour, DG de l’Autorité de contrôle de la microfinance ; et Jelloul Ayed, ex-ministre des Finances.
‘’L’une des choses que j’ai mises en place quand j’ai constaté que la plupart des institutions de microfinance ne fonctionnaient pas de manière optimale était de professionnaliser le secteur et d’encourager ses acteurs à fusionner. Cela a donné une colonne vertébrale au secteur, mais il restait beaucoup à faire. Les microcrédits étaient supervisés par la Banque centrale au Maroc et je voulais que la Tunisie en fasse de même, aussi bien pour la gestion des risques que pour encourager les banques à financer les institutions de microcrédit. Je projetais également la création d’un Fonds de garantie mais je ne suis resté qu’une année au ministère. Aujourd’hui, nous sommes loin du compte alors que pas plus de 30% de la population est bancarisée’’, regrette Jelloul Ayed.
Selon lui, il faut faire la différence entre les crédits sociaux et le Missing-Middle (ce qui manque c’est le financement des petites entreprises) qui est un besoin réel de l’économie tunisienne. C’est intéressant parce que cela combine le financement et l’accompagnement/conseil. ‘’Nous attendons le Digital Payment depuis des années et c’est l’une des conditions pour développer ce secteur. Il faudrait un organisme de contrôle, hors de l’approche coercitive’’, commente-t-il.
‘’Un secteur controversé’’
Mahmoud Montassar Mansour souligne que si ce secteur est ouvert devant des sociétés anonymes, il était totalement associatif au début à l’exception d’une grande ONG : Enda Interarabe, qui a pu inculquer la culture de la microfinance et dont il reconnaît l’empreinte bien avant l’ouverture du secteur. ‘’Le socle réglementaire dans un secteur aussi controversé que la microfinance faisait toujours des renvois aux textes d’application pour garantir un développement sain du secteur. Nous avons essayé de travailler alors que la BCT a refusé de mettre le secteur sous son monitoring et c’est là que l’idée a germé de créer une autorité indépendante, avec un conseil d’administration qui réunit tous les régulateurs du marché financier. Nous discutons tous les sujets en toute transparence. Dans le cadre de notre mandat, un système de centralisation des risques ; nous y avons travaillé alors que nous n’avions pas de visibilité car il était déconnecté de la centrale de risques de la BCT. Pour les gens de Doing Business, nous avions été pénalisés sur cette question des risques’’, soutient-il.
Mansour tient pourtant à assurer que la mission de son autorité n’est pas d’être contrôleur mais accompagnateur, allant jusqu’à interroger les clients sur leur politique de formation au moment du dossier d’agrément. ‘’Nous voulons donner un nouveau souffle au secteur, alors que le refinancement est le premier problème, étant donné le manque de ressources nécessaires’’, avertit-il.
L’inclusion, 37% en Tunisie et 45% en Afrique !
Aziz Mbarek se félicite du fait que le texte de loi sur la microfinance soit paru en cinq mois, un temps record au milieu de l’adversité, après avoir créé une association ad hoc pour le mettre en place. ‘’Tous les chiffres montrent aujourd’hui que la microfinance gagne à se développer. Ce qui doit guider notre démarche dans les années à venir, ce sont les besoins du marché. Comment combler le gap et assurer l’inclusion financière ? Comment collecter l’épargne ? C’est la matière première et cette micro-épargne existe, le besoin est là. Il y a 300 associations et je considère que c’est une mission sociale, mais elle doit être élevée aux standards mondiaux, une partie doit rester sous la tutelle de la BCT et l’autre sous celle du ministère des Finances. Dans tous les cas de figure, il faut nous ouvrir sur le Mobile, c’est la dynamique appelée par cette loi et si les fondements de la microfinance sont réussis, il faut passer la vitesse supérieure.
Riadh Naouar choisit un chiffre pour étayer son propos : ‘’L’inclusion a atteint 37% en Tunisie mais, en Afrique, elle est de 45%. La bancarisation est une donnée à déchiffrer, on parle de 4 millions mais en réalité c’est plutôt 3 millions. Nous avons mené beaucoup d’études et il en ressort que les besoins sont urgents en termes de cashflow et d’épargne. Nous devons réfléchir aux besoins auxquels il faut répondre, professionnaliser le métier, devenir capable de collecter l’épargne. Si on n’a pas accès aux ressources que peut-on offrir ? Il faut ouvrir les vannes de la micro-épargne. Ce que permet le digital est d’aller partout dans les zones rurales à un coût minimum. On peut utiliser le petit téléphone (pas le smart). On a testé, il faut maintenant oser.’’
80 milliards de microcrédits
Auparavant, un round-up de la situation en Tunisie a été tenté par Radhi Meddeb et Marouane Abassi.
‘’Il y a toute une logique économique qui tend à encourager la microfinance, une demande et un gisement. La preuve, le CFE justifie, au 30 septembre 2019, d’un encours de crédit de l’ordre de 40 MD pour 4857 clients avec un prêt moyen de 8009 dinars (3 fois l’encours des autres institutions de microfinance). Depuis sa création, il y a moins de 5 ans, nous avons accordé près de 80 MD de microcrédits’’, atteste Radhi Meddeb, président du Centre financier aux entrepreneurs de Tunisie et président Proxfin.
Nous sommes devant un taux de développement exceptionnel de 25% et pas un autre secteur ne peut en dire autant, mais Meddeb insiste sur le fait que cette réussite ne doit pas escamoter le fait que le plus important est ailleurs, du côté de l’inclusion financière : ‘’Le CFE a une triple mission pour ses clients : aider à la viabilité de leurs projets, soutenir leur bancarisation, et les assister pour sortir du secteur informel. Ces services non financiers destinés aux bénéficiaires sont tout le sens de ce séminaire.’’
Une introduction pour avertir que les décideurs doivent faire attention au Missing-Middle (entre les microcrédits sociaux de faible envergure et les crédits bancaires) car c’est dans cette catégorie que l’on crée de l’emploi. Il propose quelques pistes :
- Relever le seuil minimal de 40 000 à 50 000 dinars.
- Permettre le passage au statut de personne morale
- Faciliter le refinancement des institutions de microfinance
- Autoriser ces institutions à la collecte de l’épargne
- Reconnaître aux institutions de microfinance le statut d’institution financière à part entière.
Réagissant au concept de Missing-Middle, Marouane Abassi, gouverneur de la Banque centrale, estime que le problème principal réside dans le fait que 50% à 60% des Tunisiens ne sont pas encore bancarisés (ils ont des comptes mais ne réalisent pas d’opérations financières) et les gens doivent sentir qu’ils ont intérêt à l’inclusion : ‘’Le marché englobe des Free-Riders qui ne jouent pas dans les règles, il y a aussi une compétition entre les banques et aussi pour contrer les institutions de financement, mais je suis convaincu que la microfinance est très importante pour la Tunisie aujourd’hui, surtout les petits métiers, les startups… L’idée, c’est d’accélérer tout ce qui est Digital Payment, des institutions vont émerger pour ouvrir des comptes à ceux qui n’en ont pas et des solutions interbancaires sont en branle pour que les gens utilisent leur téléphone pour les payements. Ce sera opérationnel en 2020.’’
Maryam OMAR