Malgré le nombre limité de salles de cinéma et leur concentration dans les plus grandes villes, le spectateur tunisien n’ a jamais délaissé le cinéma aussi bien pour les films étrangers que tunisiens, a souligné Ramsès Mahfoudh, président de la Chambre nationale des producteurs de films. Sans une implantation de salles de cinéma à travers tout le territoire, l’industrie cinématographique ne pourra pas se développer. “Avec moins de 1.5 écran par million de spectateurs, le film tunisien ne peut avoir la rentabilité financière nécessaire pour intéresser les investisseurs”, a-t-il déploré.
Le high-tech au service d’un marché mal desservi
Outre le manque de salles, la chaîne de distribution manque de canaux de première importance pour la promotion des films tunisiens, notamment la vente et la location de DVD, industrie quasiment inexistante en Tunisie, et la télévision. “Des initiatives comme Artify de vidéo à la demande peut être la solution pour atteindre les populations dans les régions”, a indiqué Ramses Mahfoudh.
Fondée par Yahia Mgarrech, Artify est une plateforme de vidéos à la demande donnant un accès légal à un catalogue composé de 70 titres, entre fictions, documentaires, films d’animation, … tous tunisiens. “Nous signons des contrats avec les producteurs sur la base d’un partage de revenus qui leur permet de garder 70% des recettes générées”, a souligné Yahia Mgarrech. La startup a déjà signé des partenariats avec une quinzaine de producteurs. Innovante, la plateforme présente le potentiel de disrupter l’industrie cinématographique, en offrant un canal alternatif aux salles de cinéma permettant d’atteindre les régions non desservies.
Encore faut-il que ces régions disposent de connexions à haut débit, capables de permettre un visionnage confortable. Il n’en reste pas moins que pour jouer ce rôle, le chemin reste long pour Artify: la quasi-majorité parmi les 8300 utilisateurs, est située dans les grandes villes côtières. Selon son fondateur, l’obstacle majeur à un reach géographiquement plus homogène n’est autre que le paiement qui ne se fait actuellement que par carte bancaire. “Nous œuvrons actuellement pour permettre l’achat en cash de code d’accès vendus chez les épiciers et les marchands de fruits secs”, a indiqué Mgarrech.
Autre avantage d’Artify: elle offre une visibilité en temps réel des ventes et permet aux internautes de poster directement leurs commentaires, a expliqué le jeune entrepreneur. La startup veut aussi étoffer son catalogue afin de pouvoir offrir la possibilité d’accès par abonnements mensuels. En attendant, les cinéphiles paient 2.99 dinars par film pour un accès de 48 heures.
Une industrie boudée par les investisseurs
Avant d’arriver à la phase de distribution, les réalisateurs ont du mal à boucler leur schéma de financement. En effet, ils passent par la commission d’encouragement à la production cinématographique, chargée de l’octroi de subventions dont la valeur est limitée à 35% du budget des films de long métrage. Cette commission, explique le président de la chambre syndicale, ne se réunit qu’une fois par an pour la distribution d’une enveloppe totale de 4 millions de dinars. Sur les 120 dossiers déposés chaque année, moins de 25% reçoivent une réponse positive. “Nous avons demandé la révision du mode de fonctionnement de cette commission pour doubler sa fréquence et inclure des critères de bonne gouvernance pour le choix des projets à soutenir”.
La Télévision nationale avait l’habitude de soutenir les films sélectionnés par la commission d’octroi des subventions à hauteur de 100 à 120 mille dinars. “Ce n’est plus le cas depuis environ 10 ans”, précise Mahfoudh. Et d’ajouter: “Les films sont créés dans des situations financières difficiles, ce qui impacte négativement leur qualité”.
Selon le producteur, le film tunisien n’est financièrement pas rentable et les sociétés de production tablent sur les activités annexes (publicité, programmes TV …) pour assurer leur survie. Pour compléter leur schéma de financement, les producteurs sont ainsi amenés à chercher des financements ailleurs, notamment en Orient et au Nord. “Quand un film est financé à hauteur de 65% de son budget par des investisseurs étrangers, il n’est plus tunisien”, déplore le producteur.
Ceci offre aux investisseurs étrangers, qui deviennent ainsi des coproducteurs, une position de force qui leur donne le pouvoir de prise de décision et le droit de demander des modifications dans le scénario, explique Mahfoudh. Et d’ajouter que certains exigent que le tournage ait lieu dans leurs pays d’origine, ou que la post-production soit faite dans des studios bien particuliers. Enfin, les coproducteurs étrangers se partagent les territoires sur lesquels sera disponible le film afin de rentabiliser leur investissement, a affirmé Mahfoudh.
Un cadre légal à réviser
Malgré ces difficultés, le cinéma tunisien a connu, ces dernières années, un essor hors pair, grâce à “une nouvelle génération de réalisateurs qui ont su révolutionner l’industrie cinématographique locale”. “Notre objectif est de transformer l’aspect conjoncturel de cet essor en un succès structurel pour assurer sa pérennité”. Les professionnels du cinéma collaborent également avec le CNCI en abordant ces sujets lors de réunions régulières avec les responsables du Centre. “Mais cela ne suffit pas” !
Ce sont les lois qui régissent le secteur qu’il faut revoir”, a expliqué Mahfoudh. Car selon lui, le Code de l’industrie cinématographique “caduc” ne répond plus aux attentes des professionnels du secteur. La volonté politique nécessaire pour entamer ce projet est, selon ses dires, inexistante. “Il faut mettre un cadre réglementaire incitatif aux investissements, non seulement pour le cinéma, mais aussi pour la culture en général”, a noté notre interlocuteur.
Et d’insister : “Il faut que les politiques comprennent qu’investir dans le cinéma n’est pas un luxe : le tournage d’un film peut générer jusqu’à 1000 jours-hommes”. La protection de la propriété intellectuelle est aussi sur la liste des priorités des cinématographes : “Nous avons d’excellentes lois qu’il suffit d’appliquer”, a précisé le producteur. Les professionnels du cinéma réclament aussi la révision de leur statut professionnel : la production, concentrée sur le mois du ramadan, fait qu’un grand nombre de techniciens sont pratiquement au chômage pendant de longues périodes. L’absence d’une convention collective qui organise les relations entre les nombreux intervenants dans le secteur ne fait que compliquer la situation. La Mutuelle tunisienne des artistes a récemment vu le jour pour essayer de pallier à ces manquements, nous informe notre interlocuteur.
Une pénurie de techniciens
La nature cyclique de la production fait face à la pénurie de techniciens qualifiés durant les 2 à 3 mois précédant le pic du mois ramadan. La demande croissante du marché algérien, dont la haute saison coïncide avec celle du marché tunisien, ne fait que compliquer la situation.
Le secteur pourrait vivre dans les années à venir une crise sans précédent, prévient Mahfoudh: “le vieillissement des chefs des départements sans qu’il y ait un transfert du savoir-faire peut mettre à mal le secteur”. Face à ces crises, la formation ne semble pas en mesure d’offrir des solutions en adéquation avec les attentes des professionnels : “Il est temps de revoir les programmes et de mettre le cap sur l’aspect pratique de la formation”, recommande Mahfoudh.
Au-delà de Star Wars
Le tournage des films étrangers en Tunisie représentait aussi un aspect important de l’industrie cinématographique tunisienne. Non seulement ceci offre aux techniciens locaux l’opportunité de jouir d’un transfert de savoir-faire important, mais aussi de faire la promotion du site Tunisie. “25 ans après le dernier tournage, le site de Ong Jmal attire encore des fans de Star Wars”, a noté Mahfoudh. L’engouement des réalisateurs étrangers pour la Tunisie ne date pas d’hier: “On tournait des films étrangers en Tunisie depuis les années 40”, a souligné le président de la chambre syndicale des producteurs.
Mais pendant quelques années suite à la révolution, les studios étrangers évitaient de se rendre en Tunisie. “La menace sécuritaire a fait grimper le coût de l’assurance de 3 à 4 fois”, explique Mahfoudh. La bonne nouvelle est que cette activité a enregistré un rythme croissant à partir de 2016 avec le tournage en Tunisie de films américains, français, italiens, allemands, portugais, … L’attractivité du site Tunisie doit cependant être améliorée pour faire face à la concurrence accrue des marchés voisins, notamment avec la mise en place d’un cadre fiscal incitatif. “Malte, le Portugal, la Grèce et plein d’autres pays de la région offrent jusqu’à 20% de rabais fiscaux pour attirer les plus grands sets du monde”, a expliqué Ramses Mahfoudh.
Avons-nous une industrie du cinéma actuellement en Tunisie ? Pour Ramsès Mahfoudh la réponse est simple : “pas encore”. Et de conclure : “Nous sommes en phase de transition. Les préalables sont là mais les résultats prendront certainement du temps pour se concrétiser”.