La réforme de l’administration, attendue depuis des années, ne tarde pas à se concrétiser à cause d’un déficit de solutions : au fil des gouvernements, des dizaines de stratégies et de plans ont été élaborés. C’est l’exécution qui fait défaut.
“Un problème bien posé est un problème à moitié résolu !”
Avant de parler de réforme, n’est-il donc pas nécessaire de mettre le doigt sur la vraie problématique ? S’agit-il d’un souci de sureffectif ou, comme l’a montré une étude préparée par l’IACE, d’un manque d’efficacité ? Taoufik Rajhi, ministre-conseiller auprès du Chef du gouvernement, chargé du suivi des réformes majeures, estime que la masse salariale de la fonction publique est la source des problèmes que vit actuellement le pays : “L’endettement de la Tunisie est dû à la taille de la masse salariale, de même pour le déficit budgétaire.
Cette énorme masse engendre également le manque d’un espace fiscal pour relancer l’économie”, a-t-il expliqué lors de sa participation à la troisième édition du Tunisia Economic Forum. Ceci n’a pas empêché la mise en place de stratégies visant à améliorer l’efficacité de l’administration. L’élaboration du budget de l’État avec les outils de la Gestion basée sur les objectifs (GBO) n’a toujours pas été implémentée. Et pour cause : “La loi qui doit le permettre est dans les tiroirs de l’ARP depuis juin 2015 !”, a protesté Rajhi.
Pour Hédi Larbi, ancien ministre de l’Équipement, le problème est clair : “Notre approche pour entamer les réformes nécessaires est trop mécanique sans aucune stratégie”. Larbi trouve que l’administration s’attache plus à des outils qu’elle ne maîtrise pas, au détriment des vraies stratégies : “Nous avons déjà essayé les contrats-programmes dans les années 80 et 90, lorsque l’État était fort. Nous n’en avons jamais réussi un seul, car l’État ne tient pas toujours parole, lorsqu’il est soumis aux pressions politiques, fiscales ou sociales”, a-t-il expliqué. Pour l’ancien ministre, cela s’applique aussi à la GBO : “Aucun pays ne l’a réussie !”, a-t-affirmé.
“Lorsque j’étais ministre, j’ai trouvé plusieurs unités de gestion par objectifs — et je vous assure que je n’ai jamais vu le moindre résultat”. Il faut aussi procéder à l’agrégation des structures, voire l’élimination de quelques-unes, afin d’en améliorer l’efficacité. “Faire de l’inflation des institutions n’est pas la solution car ajouter des instances et des autorisations ne fait qu’ajouter de nouveaux maillons dans la chaîne de la corruption”, a précisé Hedi Larbi.
Quant à Iyed Dahmani, porte-parole de la présidence du gouvernement, il a mis l’accent sur la lourdeur des procédures : “Il est impératif de changer les procédures dont la lourdeur et la complexité représentent un frein considérable à l’investissement”. Au vu d’une pareille prise de conscience de la gravité de la situation, devons-nous alors nous attendre à des réformes urgentes ? Niet ! “La réforme va prendre du temps ! Mais parce que la situation ne peut pas attendre, nous avons proposé la loi d’urgence économique”, nous rassure le porte-parole de la présidence du gouvernement.
Réaffectation
Nul ne peut ignorer que la gestion des ressources humaines au sein de l’administration peut être encore plus optimisée.
D’après Ahmed Bouzguenda, il est question d’une réforme structurelle qui doit concerner la réaffectation des effectifs de l’administration afin d’assurer une répartition adéquate des ressources, en l’occurrence humaines.
Un point appuyé par Iyed Dahmani, porte-parole de la présidence du gouvernement : “Il vaut mieux répartir les ressources humaines car nous avons des administrations qui sont en manque de personnel, alors que d’autres sont en sureffectif”. Et d’ajouter : “Le vrai emploi, c’est celui qui crée de la valeur. Embaucher les gens dans l’administration publique n’est qu’un chômage masqué”.
Incitations et motivations
L’administration publique est marquée par l’absence quasi totale d’un système de responsabilisation — condition fondamentale pour l’amélioration de son efficacité. Les incitations font, elles aussi, défaut. Le constat est tel que les hauts cadres de la fonction publique obéissent à une grille salariale gelée, alors qu’ils sont soumis aux mêmes responsabilités que leurs homologues du secteur privé où la valeur ajoutée et le profil déterminent la rémunération.
Il faut impérativement instaurer des indicateurs de performance et d’efficience objectifs ainsi que des sanctions. Motiver les fonctionnaires et inciter les cadres constituent un autre axe pour améliorer les performances de l’administration car, d’après Dahmani, même les compétences que nous avons aujourd’hui en Tunisie préfèrent le privé. “Ce n’est pas logique qu’un directeur général — responsable de marchés de l’ordre de centaines de millions de dinars — ne touche que 1.6 mille dinars !”
Triste constat lors de ce débat : pour la quasi totalité des intervenants, incitation est synonyme de rémunération ! Certes, dire que le salaire importe peu est un non-sens. Mais c’est encore plus grave de ne compter que sur les salaires versés à la fin du mois pour motiver les troupes : étude après étude ont toutes prouvé que la rémunération n’est qu’un élément parmi d’autres. Faut-il peut-être penser aussi à réformer la réforme ?
Relation gouvernement-administration
La transformation de la relation gouvernement–administration doit elle aussi être revue au profit d’une plus grande séparation entre les deux pour une meilleure efficacité. En fait, le système actuel exige des ministres d’intervenir dans la gestion des affaires courantes de leur administration. Or, les ministres sont appelés à se focaliser sur les grandes orientations stratégiques et politiques pour lesquelles ils ont été nommés et c’est au volet administratif d’assurer l’exécution.
Entreprises publiques
Fayçal Derbel, expert économique et membre des conseils nationaux de la fiscalité et de la comptabilité, a dressé un tableau sombre des entreprises publiques dont plusieurs sont sous le joug de difficultés gigantesques.
D’après l’expert, on recense plus de 30 entreprises avec des fonds propres négatifs, dont plusieurs avec des pertes dépassant des dizaines de fois leurs fonds propres ! Alors que les pertes des entreprises publiques étaient de 1.8 milliard de dinars en 2010, elles sont actuellement de 4.2 milliards de dinars. Durant la même période, la charge salariale n’a cessé d’augmenter, passant de 2.6 milliards de dinars en 2010 à 3.4 milliards de dinars en 2013.
Pour Bouzguenda, les entreprises publiques — qui souffrent de plusieurs déficiences — doivent alors revoir leur mode de gouvernance. Ce dernier, et les exemples ne manquent pas, semble ne pas agir au profit de l’entreprise, souvent opprimée par des considérations sociales. L’absence d’objectifs de performance est aussi un élément à résoudre.
La solution ? “Les entreprises qui ont d’énormes pertes doivent être assignées. On ne peut pas demander à ces entreprises d’avoir une bonne organisation alors qu’elles n’ont pas les moyens de couvrir leurs charges ou de payer leurs dettes”, suggère Derbel.
L’État doit définir sa stratégie actionnariale et décider s’il veut être gestionnaire, actionnaire, bailleur de fonds, ou contrôleur, … “Pourquoi l’État ne convertit-il pas toutes ces entreprises en sociétés anonymes avec des conseils d’administration, des assemblés générales, et des commissaires aux comptes ?”, s’interroge-t-il.
Décentralisation
La décentralisation, ce grand projet des années à venir, ne sera pas facile. L’enjeu n’est pas d’ajouter une couche supplémentaire pour les administrés, mais de réussir le transfert des pouvoirs du centre vers la région. D’après Bouzguenda, la décentralisation a été entamée sans que la question de la préparation de l’administration ne soit abordée.
Toute notre attention est aujourd’hui portée sur les élections municipales sans réelle prise de conscience des finalités de développement que la régionalisation des pouvoirs est supposée susciter. Et voilà que Riadh Mouakher, ministre des Affaires locales, confirme ces craintes. Selon le ministre, le taux d’encadrement des effectifs des localités n’est, en moyenne, que de 10%. Et cela ne concerne pas que les régions : ce taux est de seulement 11% dans la municipalité de Tunis, par exemple. Pour réussir la décentralisation il faut des ressources humaines adéquates.
Administration électronique
Sans aucun doute, la digitalisation est l’un des axes des plus importants et prometteurs, quand il s’agit de réforme de l’administration. Les services en ligne, disponibles 24/7, pourraient contribuer à la baisse de la corruption. Outre les plans et les projets pilotes, cette administration numérique reste, hélas, de la science-fiction. Une feuille de route élaborée par le cabinet d’études Deloitte devrait aider à changer la donne.
D’après Khaled Sellami, directeur de l’Unité de l’administration électronique au sein de la présidence du gouvernement, les orientations stratégiques de cette roadmap sont au nombre de huit. Il s’agit de développer les services en ligne dont un portail unique multi-canal avec une priorité au mobile; de simplifier les procédures et ne demander que les informations non disponibles pour l’administration; de l’interopérabilité des systèmes informatiques des administrations avec une couche d’échange d’informations; la modernisation du système informatique de l’Etat; d’encourager le partage des ressources entre les administrations et l’élaboration d’un Cloud national; de l’ouverture de l’information et l’application de l’open data; de mettre en place un cadre pour l’e-pétition; et enfin, de renforcer la confiance du citoyen dans les services en ligne.
La bonne nouvelle : le financement de ces projets existe, nous rassure Sellami. Non seulement les bailleurs de fonds sont prêts mais il y a aussi le Fonds des télécoms qui devra aussi participer au financement. La mauvaise nouvelle : le directeur général n’a pas communiqué de date pour la réalisation de ces projets, le moins que l’on puisse dire, pharaoniques !
Quels que soient la stratégie empruntée, les mécanismes à appliquer ou les lois à adopter, le seul moyen d’assurer la réussite de la réforme c’est d’impliquer l’administration. Sans la motivation et la participation des fonctionnaires eux-mêmes dans ces efforts réformistes, rien n’aboutira.