Chawki Tabib, DG de l’INLUCC
Propos recueillis par Sahar Mechri Kharrat
La corruption et les marchés publics… À la recherche de solutions et de pistes afin d’y voir plus clair, Le Manager a interviewé Chawki Tabib, Directeur Général de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC).
D’après une étude de l’ITCEQ, près de 20% de chefs d’entreprise estiment qu’ils sont obligés de payer des pots-de-vin. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai que les marchés et les achats publics connaissent une grande hémorragie en Tunisie. Il ne faut pas oublier que l’Etat est encore centralisé. Les achats publics s’élèvent à 15 milliards DT, l’Etat est de ce fait le plus grand acheteur. Une étude de la Banque mondiale a révélé que 15% de ce montant est perdu à cause de la corruption. C’est un manque à gagner dû à la mauvaise gouvernance.
A titre d’exemple, sur les 152 “dossiers” que nous avons déposés en 2016, près de 60% sont relatifs aux marchés publics. J’ajouterais qu’en Tunisie, nous n’avons que 450 contrôleurs chargés de contrôler ces 15 milliards DT, c’est trop peu. Je note néanmoins qu’en Corée du Sud, ils arrivent à effectuer les contrôles à distance via des drones et des caméras. Nous n’en sommes pas encore là.
Quelles sont les démarches effectuées par l’INLUCC pour y remédier ?
L’Instance est indépendante, elle est composée de juristes, de financiers et d’informaticiens. Elle a, entre autres, pour mission de transmettre aux autorités compétentes, y compris à la justice, les plaintes que nous recevons. Nous essayons autant que faire se peut de sensibiliser le secteur privé. Nous avons noué un partenariat avec la CONECT et nous discutons avec l’UTICA. Il faut que les chefs d’entreprise prennent conscience du danger de la corruption et ne se fassent pas piéger. C’est un travail de sensibilisation avec les deux parties prenantes : l’administration et les chefs d’entreprise. Nous avons essayé de faire passer le décret sur la déclaration des revenus des responsables.
Quelles actions préconisez-vous pour remédier à ce fléau ?
Dans un premier temps, il faut oeuvrer pour limiter les dégâts avant d’entamer les grandes réformes. Il est primordial de promouvoir et de généraliser l’open gov qui minimise le contact direct entre l’administration et les chefs d’entreprise. Il faut savoir que depuis 2014 la plateforme Tuneps, qui nous a été offerte par nos amis sud-coréens, est opérationnelle. Toutefois, seulement 75 contrats ont été passés à travers cette plateforme, ce qui fait penser à un manque de volonté.
Certains chefs d’entreprise déplorent que les agents administratifs n’encouragent pas du tout le recours à la plateforme tuneps. Il suffit que le Chef du Gouvernement décrète l’obligation de passer à travers la plateforme pour les projets dépassant un certain seuil pour remettre les choses à l’endroit. C’est très important qu’il mette en valeur cette plateforme et lui procure les moyens nécessaires. Il faut également poursuivre en justice, voire pénalement, les agents qui entravent le bon fonctionnement de la plateforme. Il faut savoir que ces attitudes aux relents de corruption existent partout dans le monde sauf qu’il faut mettre les dispositifs de gouvernance et judiciaire nécessaires pour les éradiquer. Le benchmark international a montré que la numérisation est la solution idoine.
Il faut alors moderniser les outils et les conditions d’octroi de marchés publics. Il faut également former les agents qui ont la charge des dossiers des marchés publics. Nous appelons également à la constitution d’une commission nationale, comprenant la société civile, l’Instance et le patronat, qui se réunit au moins trimestriellement pour examiner ces problématiques et mettre en application les solutions proposées.
Par ailleurs, en tant qu’instance, nous sommes tenus par le droit de réserve. Toutefois, les médias et la société civile peuvent faire un travail d’investigation et communiquer quand il y a lieu de le faire. La dénonciation est un facteur important pour éradiquer la corruption..
Et c’est loin d’être fini : entre l’achèvement d’un projet et le paiement, nous sommes obligés d’attendre pendant de longues périodes. C’est le cas pour ce qui concerne le Grand Tunis, mais c’est encore pire dans les régions. Une entreprise peut attendre jusqu’à 6 ou 7 mois pour faire approuver ses décomptes. Il arrive parfois qu’une entreprise cumule plusieurs décomptes impayés à la fois et, comme vous le savez, le domaine du bâtiment est friand en fonds. Une telle situation peut nuire à la survie même de la société, surtout si elle est d’une certaine taille.