Amina Bouzguenda Zeghal, DG de l’Université de Tunis-Dauphine
Propos recueillis par Sahar Mechri Kharrat
Dotée d’une solide expérience, Amina Bouzguenda Zeghal a réussi avec brio la gestion du premier campus de l’Université Paris-Dauphine à l’international, fondé à Tunis depuis 2009 et connu sous le nom de l’Institut Tunis-Dauphine. Fort convaincue de la capacité de son université à former des cadres supérieurs répondant aux exigences de la compétition internationale, elle n’a épargné aucun effort pour atteindre ses objectifs au milieu de contraintes propres au domaine dans lequel elle exerce. Sur sa perception du partenariat public-privé, le positionnement de son institut dans le secteur de l’enseignement supérieur et ses exigences en termes de niveau et d’employabilité, Amina Bouzguenda Zeghal a aimablement répondu aux questions du Manager. Interview.
Qu’est-ce qui manque à l’enseignement supérieur aujourd’hui en Tunisie et qu’aimeriez-vous voir s’imposer à l’avenir ?
Personnellement, ce que j’aurais aimé voir, c’est une vraie stratégie, une vision de l’enseignement supérieur, qu’il soit privé ou public. Je pense qu’aujourd’hui, il est important de penser le public et le privé conjointement, de réfléchir plutôt à des partenariats. Ce qui n’est pas possible dans l’état actuel des choses. Je souhaiterai voire une seule mesure mise en place.
Comment imaginez- vous un partenariat du privé avec le public ?
Ce partenariat peut exister soit à travers la recherche, soit à travers l’enseignement ou encore par le montage de certains programmes. Nous pouvons imaginer une complémentarité entre le public et le privé. A titre d’exemple, pour des programmes plus chers que d’autres, le privé peut être plus réactif, plus efficace. Il a plus de flexibilité en matière de budgétisation et de relations avec l’international. Tandis que l’université publique a d’autres avantages, tels que la mobilisation des enseignants locaux et l’accès aux étudiants.
À un certain moment, j’ai voulu travailler avec une école d’ingénieurs pour lancer de nouveaux programmes. Il s’agissait de programmes très coûteux mais qui sont de forte employabilité nécessitant le choix des meilleurs étudiants. Nous pouvons attester que nous avions une certaine avance dans la conception de ces programmes, une conception qui s’appuie sur une expertise et une expérience internationales. C’était du gagnant-gagnant. Ma requête n’a pas abouti au résultat souhaité.
Il faut avouer que le secteur privé est victime d’une connotation négative. Aussi, faut-il reconnaître l’absence de cadre nécessaire pour mener des projets ensemble.
De quelle nature sont les blocages ?
Il y a certes les contraintes procédurales, mais à l’origine il y a cette absence de vision stratégique qui montre que le public et le privé doivent œuvrer de concert. Cette démarche est bénéfique aux deux parties afin d’améliorer l’image de marque tunisienne en matière d’enseignement privé. Quand bien même il y a une parfaite conscience de l’attractivité de l’enseignement supérieur privé pour attirer des étrangers, notamment des étudiants africains, aucune mesure n’a été prise pour stimuler le tourisme éducationnel.
Cela suppose entre autre assurer un bon environnement extra université, améliorant le cadre de vie et le confort de l’étudiant étranger en Tunisie. C’est un secteur qui peut être une manne importante en matière de rentrée de devises, il faut le traiter comme un secteur stratégique. Il faut savoir qu’aucun pays en Afrique n’a le potentiel que nous avons au niveau de la performance du système éducatif et des compétences.
Personnellement, je considère qu’il y a un risque pays grandissant en étant positionnée en Tunisie. On a une marque internationale dont on s’acharne aujourd’hui à garder en Tunisie. Si le gouvernement ou le ministère ne fait pas un effort pour améliorer l’image de la Tunisie dans ce secteur et s’ils ne font pas montre d’un savoir-faire pour traiter convenablement le client en Tunisie, cela posera problème.
La solution d’après vous ?
En Tunisie, je préfère avoir une concurrence de qualité et je cherche à ce qu’il y ait cet assainissement par les associations d’accréditation, celles qui sont reconnues à l’international ou avec des partenariats à l’international, par un contrôle plus rigoureux.
A mon avis, il faut inéluctablement créer un label de qualité en Tunisie, une organisation indépendante qui veille sur la qualité de l’enseignement indépendamment de l’origine du capital. Pour notre cas, nous avons un label reconnu à l’international, il faut en amener d’autres. C’est ainsi que le Maroc est parvenu à attirer les étudiants africains. Il faut absolument aborder le secteur d’une manière professionnelle, qu’il y ait cette conviction que l’enseignement privé est un secteur où il est possible d’investir, d’avoir de la qualité et un retour sur l’investissement.
Le jour où il y aura un effet taille important qui se traduira par une économie d’échelle, des business autour des foyers ou des cités universitaires verront le jour.
Et à Tunis-Dauphine, est-ce qu’il y a des étudiants africains ?
Non, on n’en a pas au moment où d’autres universités privées en comptent 90% de leur effectif. Lorsque je participe à un salon en Afrique je ramène deux lorsque d’autres en ramènent 100. C’est vrai qu’on est très sélectif et c’est dans l’ordre des choses car nous livrons des diplômes reconnus à l’international. Vous savez que nos étudiants sélectionnés en France sont tous admis avec une mention très bien. C’est ainsi que nous arrivons à obtenir un taux de réussite très convenable, en l’occurrence supérieur à 80%.
Le coût financier ne peut–il pas constituer une entrave ?
Pas tout à fait ! C’est une université d’excellence, les bons éléments trouveront à leur disposition un certain nombre de bourses … Nous sommes accompagnés par la Fondation BIAT, nous disposons d’un système de parrainage…
Et puis, il y a tout un système d’égalité des chances où est examiné le dossier de l’étudiant et son milieu social. Les bourses d’excellence ne prennent pas en compte le milieu social, nous sommes en train de mettre en place un troisième système qui permet d’attirer les meilleurs sans rencontrer des contraintes financières. Toute la sélection se fait au niveau d’une commission qui se réunit le mois de juillet pour fixer les bourses à octroyer et décider des programmes de l’année…
A titre d’exemple, cette année, les vingt premiers au concours prépa accèderont gratuitement à la filière mathématique-actuariat via les bourses d’excellence.
Est-ce qu’il y a une flexibilité au niveau des masters pour s’adapter au marché de l’emploi tunisien ?
C’est plus que ça, nous ne sommes pas dans une logique d’adaptation, nous éduquons le marché de l’emploi. Nous essayons d’anticiper le marché de l’emploi. A la lumière de nos nouveautés, vous déduirez notre stratégie. En fait, les trois derniers programmes qu’on a ouverts sont l’Actuariat, le Big Data et le Système d’information.
A cet égard, nous pouvons dire que pratiquement nous étions les premiers à mettre en place le programme Big Data, l’année dernière, alors qu’on n’avait, à ce moment-là, aucune demande sur le marché de l’emploi. Au niveau de l’Actuariat, on a, par contre, une demande importante. Dans cette spécialité, on est accompagné par la profession qui finance nos programmes. Quand on est first mover sur un programme on peut se permettre de solliciter les entreprises du moment que nous sommes sur des formations qui sont rares même à l’étranger. Ce faisant, nous arrivons à les faire adhérer parce qu’elles ont la possibilité d’apprécier la qualité, la recherche pédagogique derrière, les compétences…
Et c’est ainsi qu’on a commencé à adopter de nouveaux programmes, d’où l’appellation « Université inversée ».
Pouvez-vous nous expliquer davantage ce nouveau concept?
Cela consiste à sélectionner les meilleurs éléments, après qu’on demande aux entreprises de les embaucher même avant qu’ils aient leur diplôme. On ramène des CV, on les propose aux entreprises et on s’engage à ce que celui qui sera pris en charge par l’entreprise devra travailler pour elle pendant un certain nombre d’années déterminées à l’avance.
Aujourd’hui, dans les derniers programmes concernés par les universités inversées, plus de 50% de nos étudiants sont dans ce cadre-là. Ainsi, nous avons pu trouver pour nos étudiants un moyen pour financer leurs études et épargner aux entreprises du temps et de l’effort pour rechercher les bonnes compétences. Dans cette même logique, je considère que l’intelligence est uniformément répartie. En conséquence, nous avons commencé à faire notre tour des régions pour détecter les meilleurs éléments afin de leur donner la chance de profiter des avantages que leur offre l’université inversée.
Je suis sûre que des étudiants intelligents et qui ont de fortes capacités de travail, existent partout sauf qu’on ne les trouve pas, et on n’est pas capable des les attirer. Des passerelles entre le public et le privé faciliteraient manifestement la tâche. Tout le monde serait gagnant et les problèmes financiers deviendraient dérisoires.
Est-ce que vous avez un message à transmettre ?
Je pense que nous avons fait nos preuves dans le passé et nous avons réussi à positionner la Tunisie, par rapport au reste du monde avec cette qualité de l’enseignement supérieur et plus généralement de l’éducation. Il faudrait renforcer cette image-là. Aujourd’hui, si on ne travaille pas dans ce sens, on risque de perdre cet avantage chèrement et durement acquis. Il nous a fallu beaucoup de temps pour le construire. Il est impérativement urgent de mettre les premières pierres des réformes pour développer le secteur et remédier aux problèmes d’employabilité mais essentiellement créer un brand éducationnel.