Interview avec Radhi Meddeb, fondateur de Comete Engineering
Article paru dans le numéro 224 du magazine Le Manager.
Quels sont les secteurs compétitifs aujourd’hui en Tunisie ? Y a-t-il des secteurs à sacrifier au profit d’autres en ce timing délicat ?
On ne peut rien sacrifier. On ne peut pas se réveiller du jour au lendemain et changer le modèle de développement. Nous étions sur des secteurs à faible valeur ajoutée tels la sous-traitance, le tourisme, …
Nous ne pouvons abandonner ces secteurs mais nous devons trouver les modalités de les remettre en forme, de le faire monter en gamme, … à condition que nous ayons la vision pour pouvoir surfer à nouveau sur la vague.
D’abord, il faut sauvegarder et restructurer nos secteurs traditionnels qui sont les industries mécaniques et électriques, le textile, etc. Ce sont des secteurs traditionnels puissants en Tunisie. Il faut les aider à monter en gamme et à passer à la vitesse supérieure. Il faut injecter du savoir-faire et de l’immatériel. En Tunisie, nous savons investir dans les machines et pas dans l’immatériel.
En Tunisie, pour l’achat d’une fermeture éclair de 33 cm en nylon de couleur noire, vous ferez le tour du marché sans la trouver. Les entreprises qui utilisent ces fermetures sont des entreprises de la Loi 72 qui importent en off-shore les fermetures éclair, les boutons, le tissu et qui ne font que la confection et l’export.
Or, le savoir-faire n’est pas là. Le design non plus. Les marges en matière de design, de création, de distribution sont extrêmement importantes. Le secteur est désarticulé. Il n’y a pas une intégration globale.
Nous ne sommes pas dans une logique de cluster mais en logique d’unités indépendantes qui se tournent le dos les unes aux autres et qui ne créent pas de synergies entre elles. Il faut suivre de près des expériences comme celle de la Turquie qui n’était pas plus avancée que nous il y a 30 ans. Aujourd’hui, la Turquie a ses grandes marques intégrées. Elles font du design, de la création, de la distribution en Europe et aux Etats-Unis.
Mon analyse pour le secteur du textile est valable pour celui des industries mécaniques et électriques.
Quelle est la solution ?
Il faut définir d’un commun accord avec les opérateurs de vraies stratégies qui permettent de couvrir tous les éléments du puzzle dont le secteur a besoin. Les opérateurs du secteur de textile ne peuvent pas rester tributaires, chacun dans son côté, des partenaires qui leur envoient des fermetures éclairs, du fil etc.
Un pays spécialisé en Textile doit développer sur le marché l’ensemble des métiers du textile et procurer toutes les fournitures nécessaires. New York dispose d’un quartier dédié au textile, le Fashion District. Des rues entières sont réservées aux fournitures. Par exemple, plusieurs rues sont spécialisées dans la vente de boutons avec des magasins de 2000 m² de superficie, plusieurs écoles de formations implantées. Nous n’avons rien de cela.
Il faut créer un bouillonnement autour de l’ensemble de l’industrie. Il ne faut pas que l’industrie soit une aventure individuelle. Le problème est que l’on ne sait pas qui est responsable de la politique économique et industrielle.
Y a-t-il d’autres secteurs émergents à encourager ?
Bien évidemment, il y a des secteurs émergents présentant un potentiel remarquable qu’il faut accompagner. Je vais en citer trois ou quatre. Il s’agit de l’industrie agroalimentaire. Il a suffi qu’on ait une année exceptionnelle de production d’huile d’olive pour que l’on découvre toutes ses vertus et qu’on la retrouve à New York, à Rio de Janeiro et ailleurs.
En 2015, la production avait atteint 350.000 tonnes dont 300.000 ont été exportées. Cette année, la production a chuté à 150.000 tonnes. Ce qu’on a exporté une année dans un magasin à New York, on risque de ne plus l’exporter sans la continuité dans les quantités et la qualité.
Vendre une année et ne pas être présent les années suivantes risque de nous faire plus de mal.
Il faut mettre en place une stratégie globale pour que cette année exceptionnelle soit la règle. Cela permettrait de passer d’une moyenne de 150.000 à 300.000 tonnes. Et c’est possible. D’autres pays pas loin de nous, qui n’avaient aucune tradition en la matière l’ont fait. Les possibilités existent. Il ne faut pas nécessairement privatiser. Il suffit de les développer au sein de structures publiques ou dans le cadre d’un partenariat public privé. L’industrie agro-alimentaire recèle un potentiel énorme.
La Tunisie a un accord de libre-échange avec l’Europe. Rares sont ceux qui connaissent le marché européen à part celui français, italien ou allemand. Il y a des stratégies à mettre en place pour accompagner et favoriser les industries et l’exportation.
Je citerais un autre exemple. Le raisin sec sur branches comme on peut le faire avec le meski de Rafraf se vend à New York dans les épiceries de luxe à 50 dollars. De quoi faire rêver tous nos viticulteurs.
Nous avons la possibilité de promouvoir une production agricole et agroalimentaire dans le bio de grande qualité avec l’avantage qu’offre un pays méditerranéen. Et là, il n’y a pas de limites. Les opportunités sont innombrables et les marges explosent.
Un autre exemple, le plus grand employeur en Tunisie, pourrait et devrait être le secteur de l’artisanat. Un secteur sinistré depuis la révolution. Notre artisanat s’est folklorisé. Nous n’avons pas réussi à injecter de l’innovation, du design et de la recherche. Il faut une stratégie globale pour accompagner nos artisans par de grandes signatures internationales. Il ne faut pas hésiter à le faire. Nous n’avons pas la tradition d’aller chercher la compétence, la matière grise et l’immatériel. Nous ne savons pas importer les grands designers.
Je pense également aux secteurs à haute valeur ajoutée telle la santé. La Tunisie compte aujourd’hui plusieurs cliniques qui drainent des patients étrangers, libyens, algériens en l’occurrence. Pourquoi ne pas mettre en place une stratégie pour attirer les patients dans la classe moyenne émergente africaine ? L’Afrique, compte plus d’un 1.2 milliards d’habitants. L’Afrique émerge. La classe moyenne exige des services essentiellement liés à la santé, l’éducation, l’habitat,…
L’Europe est doublement fermée à cause des coûts qui sont chers et des visas. La Tunisie a des opportunités considérables en la matière. Elle se trouve à la porte de l’Afrique. Notre pays dispose des expertises et des compétences en la matière. Il faut mettre en place une stratégie et développer une offre envers cette région.
S’agissant de l’éducation, les universités privées ont fait preuve d’un savoir-faire et d’une notoriété qui leur permet d’offrir une éducation privée de qualité qui peut attirer des jeunes du continent africain pour une formation de qualité avec des coûts beaucoup moins élevés qu’en Europe.
Dans les pays développés et aux Etats-Unis plus précisément, l’éducation est une industrie. Je cite toujours l’exemple de la ville de Boston, qui compte 650 000 habitants, l’équivalent de la ville de Sfax. Elle compte 53 universités et 250 000 étudiants. Un étudiant dépense en moyenne 70 000 dollars par an en frais d’inscription, logement et dépenses personnelles. Les 250 000 étudiants de Boston génèrent des revenus annuels de 17,5 milliards de dollars par an, soit 40% de plus que le budget de l’Etat tunisien.
La Tunisie a les atouts pour ouvrir des horizons incommensurables à ce niveau. Et ce, à condition de nous débarrasser de tous les préjugés, d’avoir de l’ambition et de voir grand. Il faut ramener de grands noms d’universités internationales, ouvrir ce marché au niveau régional et ne pas se cantonner au niveau local. Il faut refuser toute démagogie de concurrence entre le public et le privé. Il faut aussi dépasser nos réserves en matière d’attribution de visas aux étudiants africains.
Quid du secteur des technologies de l’information ?
C’est un des secteurs-clés. Il y a des choses qui se font mais ceci n’est pas suffisant pour hisser davantage ce secteur. Le potentiel est immense. Ce secteur évolue chaque jour. Les Tunisiens peuvent se targuer d’avoir atteint un bon niveau de formation en matière informatique.
La Tunisie peut mieux faire. Au-delà de la sous-traitance. Le marché tunisien peut se hisser en tant que plateforme et tête de pont, en partenariat avec des opérateurs internationaux, pour la conquête du marché africain. Pour cela, il faudrait commencer par faire le travail nous-mêmes. Il faudrait dématérialiser les procédures administratives.
Cela ramène l’argent à l’Etat tout en désengorgeant la fonction publique.
En tant que président de conseil de la BTK, quel regard portez-vous sur le secteur bancaire ?
La volonté de modernisation et d’ouverture existe. Mais, le secteur n’est pas homogène. Il recèle différentes réalités. L’Etat est encore présent. Il est actionnaire majoritaire dans 3 banques publiques. Il détient des participations minoritaires dans 12 autres banques. L’Etat n’a pas de valeur ajoutée.
La réforme du secteur bancaire ne se réduit en aucun cas à celle des banques publiques. Et la réforme des banques publiques ne se limite pas à la recapitalisation. Il y a des process entiers à reconstruire et un repositionnement stratégique compliqué à mettre en œuvre. Je trouve légitime que l’Etat puisse conserver un secteur public important qui lui permette le financement de l’économie.
Or aujourd’hui, on constate que le secteur public est pléthorique dans le secteur bancaire. L’Etat doit se désengager au moins de toutes ses participations minoritaires et non stratégiques. Il doit se doter des moyens d’aligner les banques sur les standards internationaux. Il y a trop de banques sur la place. Quant à la situation globale des banques au cours des dernières années, je dirais que souvent, les banques se portent bien quand l’économie se porte mal.
Le mot de la fin ?
Je suis personnellement optimiste sur la capacité de la Tunisie à rebondir à condition qu’il y ait de la vision et de la persévérance.