Khaled Zribi, président de la Bourse et DG de CGF
Propos recueillis par Sahar Mechri
Animé par la passion du métier et du pays, Khaled Zribi ne ménage aucun effort pour faire du marché tunisien une place financière et un hub technologique. A la tête du conseil d’administration de la BVMT, patron de cgf et co-fondateur d’Alphamena, l’homme a de fortes convictions et des projets mais surtout sait se donner les moyens de ses ambitions. Son engagement, sa disponibilité, son dynamisme et son penchant pour l’innovation donnent tout son sens à sa présidence de la Bourse, tout comme ils étaient le signe distinctif de sa présidence du CJD. Conjuguant à merveille enthousiasme et rationalité, il nous livre son analyse au sujet des maux du marché mais aussi des solutions. Il nous présente également les projets qu’il nourrit pour la Bourse de Tunis. Interview.
Avant de m’adresser au président de la Bourse de Tunis, je voudrais demander au patron de CGF que vous êtes, de me parler des domaines d’expertise de CGF ?
CGF opère principalement sur cinq métiers : l’activité « securities » liée au marché, les « services », c’est-à-dire tout ce qui est support pour les métiers, le Corporate ou le conseil, l’Asset Management (gestion collective) et le Wealth Management (gestion privée). Il convient de rappeler que l’Asset Management est une industrie extrêmement importante mais qui n’a pas, encore, toute sa place en Tunisie mais qui doit impérativement se développer. Pour ce qui est du conseil, beaucoup de PME font appel à nous pour les aider à restructurer leur haut de bilan, pour se désendetter, pour lever un emprunt obligataire ou pour s’introduire en Bourse. D’ailleurs, nous avons mis en place toute une démarche d’accompagnement des PME vers la restructuration du haut de bilan avec pour ultime finalité d’aller sur le marché. Le mois d’août dernier, nous avons clôturé deux opérations avec succès, d’abord le rachat de la société MIP — cotée sur le marché alternatif — par Yellow Spirit, le leader de l’affichage urbain et digital au Moyen-Orient, ensuite, nous avons placé, avec succès, l’Emprunt Obligataire de SERVICOM. A noter que cet emprunt est le premier émis par une entreprise privée, noté triple C, sans une garantie bancaire. Dans une conjoncture très difficile, nous avons pu lever 9 millions de dinars.
J’ajouterais, que depuis près d’un an, nous sommes partenaires de Swicorp, une banque d’affaires dont les métiers sont le Conseil, le Private Equity et l’Asset Management notamment dans les pays du Golfe. Nous comptons, avec l’apport de notre partenaire, parfaire notre expertise dans ces métiers. A ce titre, et à partir de 2017, nous allons mettre en place une structure dédiée à l’investissement avec le lancement de deux fonds de Private Equity, l’un généraliste et le second dédié à des opérations immobilières. A noter, que, pour le moment, il n’y a pas encore de cadre légal pour les Organismes de Placement Collectif en Immobilier, mais je pense qu’il ne tardera pas à être mis en place. L’investissement immobilier a suscité un grand intérêt durant les cinq dernières années. C’est une industrie importante qui fait le lien entre l’Asset Management et l’Immobilier. Cela donne la possibilité à celui qui veut investir dans l’immobilier de ne pas être obligé d’acquérir un bien mais plutôt des parts d’un fonds d’investissement spécialisé dans l’immobilier.
Vous êtes également co-fondateur d’AlphaMena, en quoi cette société se spécialise -t- elle ?
Kais Kriaa et moi-même avons fondé AlphaMena en joint- venture avec AlphaValue, notre partenaire français. L’équipe compte aujourd’hui 18 analystes. Nous produisons de l’Analyse Financière Fondamentale Indépendante sur les sociétés cotées des marchés boursiers du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Afrique de l’Ouest. AlphaValue, de son côté, couvre les marchés européens. Cette « production » est essentiellement destinée aux Investisseurs institutionnels du monde entier. Nous sommes contributeur sur tous les réseaux mondiaux de diffuseurs de flux d’information financière (Bloomberg, Reuters…). AlphaMena a également d’autres activités en cours de développement tel que le « Corporate », pour les entreprises, et le « Crédit Rating » pour les banques. C’est un très beau projet de partenariat, alliant une technologie française et une expertise tunisienne. AlphaMena se positionne comme le leader de la valorisation et couvre le plus grand nombre de sociétés cotées sur sa zone géographique. CGF a été le premier client d’AlphaMena. Aujourd’hui, d’autres intermédiaires de la place, des compagnies d’assurances, des banques et même des entreprises privées en Tunisie et ailleurs sont les utilisateurs des services d’AlphaMena.
Y a-t-il des synergies entre CGF et AlphaMena ?
Tout à fait, AlphaMena et CGF ont deux approches complémentaires au niveau de l’analyse. Les analyses d’AlphaMena se font dans une logique de « Bottom-Up ». On part de l’entreprise pour remonter au secteur avec un potentiel d’agrégation très élevé et très pertinent. Pour ce qui est de CGF, nos analystes travaillent selon une démarche plus macro-économique, celle appelée « Top-Down ». Le recoupement des deux approches permet un degré analytique très approfondi et une optimisation de nos prises de décisions. Les décisions transmises par notre Comité d’Investissement aux comités de gestion, gérants et chargés de clientèle sont bien étudiées sur tous les plans : conjoncture économique, secteur, fondamentaux et potentiel.
Venons-en à la deuxième casquette de Khaled Zribi. En votre qualité de Président de la Bourse de Tunis, pouvez-vous nous expliquer pourquoi le marché boursier tarde-t-il à décoller ?
Bien évidemment, le rôle premier d’une bourse est de financer les entreprises. Aujourd’hui, le marché boursier ne joue pas suffisamment son rôle de financement de l’économie. La Bourse ne participe qu’à 8 ou 9% du financement, alors que ce chiffre devrait être autour de 30%. La capitalisation ne représente que le 25% du PIB. Ces indicateurs sont très faibles comparés à d’autres pays, le Maroc notamment, et sont dus, en partie, au déficit sectoriel sur la Bourse de Tunis, aux « barrières » de tous genres et à la faible volonté politique. Des secteurs entiers tels que les télécommunications, le tourisme et l’agriculture sont absents. De surcroît, les institutionnels n’interviennent pas suffisamment, le marché est plutôt dominé par les particuliers. Ce déficit d’acteurs est de nature à accroître la sensibilité des titres à « l’industrie de la rumeur », à favoriser des comportements irrationnels, voire même des aberrations en termes de valorisation. Notre marché reste trop « protégé ». Beaucoup de textes continuent à bloquer l’accès d’un grand nombre d’investisseurs au marché et notamment les étrangers.
Un travail approfondi sur l’institutionnalisation du marché et sur la « Gouvernance » amènerait plus d’entreprises à se financer par la Bourse. Un développement du marché primaire engendrera de facto une amélioration du marché secondaire. Nous pourrons alors attirer d’autres investisseurs et générer des volumes et des performances de meilleures qualités.
Effectivement, le marché traîne les boulets des entreprises publiques, notamment certaines banques publiques. Qu’en pensez-vous ?
Les banques publiques sont un cas particulier, elles héritent une charge du passé. Nous ne sommes pas certains que la recapitalisation des banques publiques soit l’unique solution. D’ailleurs, cette recapitalisation coute très cher au contribuable et ne règle pas les problèmes fondamentaux. Aujourd’hui, la Banque mondiale et le FMI n’ont de cesse de tirer la sonnette d’alarme pour ce qui est de la fragilité du secteur bancaire tunisien. Celui-ci contribue peu, dans l’actuelle conjoncture, au financement de l’économie réelle. Pour tout vous dire, il finance encore moins l’économie qu’il n’y a quelques années. Le problème est que la politique de refinancement de la BCT et les besoins urgents de l’Etat ont un effet négatif sur les politiques des banques et notamment en matière d’octroi des crédits au secteur privé. L’argent est devenu rare et cher pour la PME tunisienne et la rémunération de l’épargne et des placements financiers jugés insuffisants par les investisseurs. Il y a également un problème de Gouvernance des Entreprises Publiques en général et des Banques en particulier, même si certaines avancées ont été réalisées avec l’ancien Ministre des Finances, Slim Chaker. Toutefois, si les organismes de tutelle continuent à interférer dans la « Décision », il n’y a pas d’indépendance factuelle.
Notre inquiétude est qu’avec certaines propositions au niveau de la Loi de Finances 2017 cela ne risque pas de s’améliorer. La taxation supplémentaire des jetons de présence, par exemple, ne va pas aider à régler ce problème de Gouvernance, les Administrateurs étant déjà largement sous rémunérés.
Quelles sont les conséquences sur la trésorerie des entreprises ?
Les types de « financement » proposés par les banques coûtent très cher à la PME car ils ne sont pas adaptés à ses besoins réels. Globalement, la majorité des entreprises sont sous-capitalisées. Nous avons ressenti le problème à travers un accroissement de la demande de l’activité de Conseil au sein de CGF. Nous avons dû renforcer l’équipe, mais d’un autre côté la situation nous inquiète. Il y a énormément d’entreprises qui ont beaucoup de potentiel mais leur situation financière est très fragile affichant un déséquilibre total au niveau de leurs fonds propres avec, souvent, un endettement très lourd à la limite du supportable.
Le problème c’est qu’en face, mis à part les banques, il n’y a pas une autre « industrie » qui permet réellement le renforcement des fonds propres des entreprises. Le Private Equity, à titre d’exemple, reste encore trop timide en Tunisie.
L’argent dont l’économie a besoin est, aujourd’hui, soit orienté vers l’Etat soit vers les « Valeurs » refuges comme l’immobilier ou le foncier, sans parler de la thésaurisation ou de la fuite des capitaux à l’étranger. Il est très important pour la survie des entreprises établies mais également pour la création et le renouvellement du tissu entrepreneurial, d’avoir un système financier efficient, avec de véritables alternatives qui financent l’économie réelle.
Quelles solutions préconisez-vous ?
Je me bats tous les jours avec les membres du Conseil d’Administration et les Dirigeants de la Bourse, avec mes partenaires et collaborateurs à CGF et AlphaMena, au travers de mes activités dans la société civile pour faire avancer les choses car je pense que la solution est essentiellement économique. Il s’agit de trouver des solutions afin de libérer les énergies et de favoriser l’initiative entrepreneuriale avec pour objectif la création de valeur. Nous devons travailler à développer l’industrie du Private Equity et de l’Asset Management. En un mot, il faut se libérer des logiques de « court terme », purement opportunistes, et penser beaucoup plus valeur ajoutée. Nous pouvons revigorer le marché primaire, pour ce faire il faut plus de considération pour la PME. Accentuer la pression fiscale sur le contribuable ne valorise pas le travail et est susceptible d’envoyer des messages négatifs.
Une mesure envisageable, afin de lutter contre plusieurs fléaux tels que la contrebande et le marché parallèle, mais également de réinjecter dans le circuit formel une masse d’argent importante, serait de changer les billets de banque en circulation avec, bien entendu, toute une batterie de mesures fiscales (amnistie), de traçabilité (origine et affectation) et d’inclusion (bancarisation et formalisation). Ce n’est certainement pas la solution miracle mais j’estime que les « dommages collatéraux » et les « coûts » liés à cette mesure seraient nettement moins graves que le manque à gagner que nous vivons actuellement.
Quelles sont vos projets en tant que président de la Bourse ?
Depuis 2 ans déjà, nous travaillons à créer une institution de place : Projet de « Tunis Place Financière ». Cette « institution » permettra une meilleure coordination entre tous les acteurs du marché et donc une meilleure allocation de la ressource (temps et argent). De fait, nos actions pour faire de la Bourse de Tunis un vrai pôle financier et un outil performant au service de l’économie seront certainement plus efficaces. Nous militons et œuvrons, donc, pour l’adoption d’un cadre juridique et légal, comme c’est le cas en France avec « Paris Europlace » ou au Maroc avec « Casablanca Finance City » afin que le projet puisse aboutir dans les meilleurs délais. Un « Comité », composé de tous les acteurs et de toutes les parties prenantes au financement de l’économie, a été mis en place et y travaille en partenariat avec Euronext afin de structurer la démarche et les actions à entreprendre. La première initiative a été de réfléchir ensemble à comment faire évoluer le cadre légal pour qu’il soit plus adapté aux besoins du marché et de l’entreprise. Une seconde action que nous appelons « Initiative pour le financement de la PME» va bientôt être lancée; elle consiste en la mise en place d’un «Kit d’Accès au Marché » pour toutes les PME qui désirent venir se financer par le marché.
Notre deuxième projet est de créer une Joint-venture technologique entre Euronext et la Bourse de Tunis. A la jonction du bassin oriental et occidental de la Méditerranée et forte d’un vivier de compétences, la Tunisie a aujourd’hui tous les atouts pour s’élever au rang de hub technologique régional pour couvrir d’une part, les pays européens et d’autre part, les pays africains et ceux du Moyen-Orient. A ce titre, plusieurs initiatives ont vu le jour. Le programme Smart Tunisia, conçu dans le cadre d’un partenariat public-privé, a été lancé afin d’accompagner les opérateurs internationaux et locaux dans leurs stratégies de croissance et de développement de services à forte valeur technologique. L’Alliance Franco-Tunisienne pour le Numérique a par ailleurs été créée afin de mettre en relation des entreprises françaises et tunisiennes avec le souci d’une collaboration d’égal à égal et suivant les principes de la Co-localisation et du Co-développement.
C’est dans le cadre de cette stratégie de conquête de nouveaux marchés francophones et arabophones et en capitalisant sur les compétences et la position de hub de la Tunisie que s’inscrit aujourd’hui notre projet de joint-venture technologique entre EURONEXT et la BVMT.
La coopération technique entre EURONEXT et La Bourse de Tunis remonte à 1996. Depuis cette date, les plateformes électroniques de trading d’EURONEXT ainsi que les différentes versions successives ont été d’abord implémentées à la BVMT avant d’être adressées à d’autres Bourses clientes d’EURONEXT. Une telle avance a permis aux équipes tunisiennes, d’acquérir un savoir-faire incontestable dans la gestion et la maintenance de ce type de plateformes.
Face aux mêmes enjeux, les concurrents technologiques d’EURONEXT ont très tôt opté pour l’Offshoring, en plaçant les centres de développement et de maintenance dans des pays où, à compétences égales, les coûts restent très réduits : MILLENIUM de London Stock Exchange au Sri Lanka, OMX de NASDAQ en Inde. Les coûts européens d’EURONEXT pourraient aujourd’hui la pénaliser face à l’avantage compétitif de ses concurrents et réduire par ailleurs sa sphère d’influence auprès des Bourses en développement, certes encore petites mais qui présentent un potentiel de croissance à ne pas négliger.
Rattraper l’avantage compétitif de la concurrence, exploiter une technologie, développer de nouveaux services avec des coûts maîtrisés pour l’un, capitaliser sur les compétences existantes, créer de nouveaux emplois à forte valeur ajoutée, se positionner comme pont vers l’Afrique et le Moyen-Orient pour l’autre, la joint-venture technologique fait aujourd’hui converger les intérêts d’EURONEXT et de la BVMT vers une stratégie commune, la conquête de nouveaux marchés.
C’est un projet d’intérêt national. J’espère que les politiques y adhéreront.
Le mot de la fin ?
Je dirais, certes, que le verre est à moitié plein, mais que beaucoup de choses restent à faire. Il ne faut pas que les réformes tardent. La promulgation du Code d’Investissement est une excellente chose. Chaque petit pas est une avancée en soi. Ce que j’ai appris de tout mon cursus et de toute mon expérience c’est que tout ce que nous faisons, tout ce à quoi nous aspirons doit nous amener, à un moment, à prendre une décision, qu’elle soit bonne ou mauvaise c’est une autre question. Alors arrêtons l’attentisme, décidons et mettons nous au travail.