Par Sahar Mechri
Qualifiée de Tigre de l’Afrique, la Côte-d’Ivoire fait partie des stars du continent avec ses 9% de taux de croissance sur les quatre dernières années. Elle a gagné 35 points dans le classement Doing Business entre 2012 et 2015.
La Côte-d’Ivoire affiche tout haut sa volonté de faire partie des pays émergents en 2020 ; elle attise l’appétit des bailleurs de fonds. Elle a réussi de ce fait à obtenir 15.4 milliards de dollars à l’issue de la réunion du groupe consultatif pour le financement du plan national de développement qui s’est tenue en France à la veille des Journées de l’entreprise numérique.
Ces fonds serviraient notamment à financer l’investissement public. Ce pays prometteur, des plus dynamiques de l’Afrique de l’Ouest, est fortement convoité par les investisseurs étrangers de tous bords. Dont une diaspora libanaise bien intégrée qui contrôle une bonne partie de l’économie.
Les Français, les Chinois et les Marocains y ont pignon sur rue et sont solidement implantés. Quant à nous autres Tunisiens, qui revendiquons en permanence nos origines phéniciennes, nous avons pendant longtemps tourné le dos au continent. Il n’en fut pas toujours ainsi. Et pour cause, des relations ont été nouées bien avant l’heure et des accords signés du temps de Habib Bourguiba et Félix Houphouët Boigny.
Depuis, les relations entre les deux pays ont connu une certaine froideur. Il aura fallu l’arrivée depuis plus d’un an de Noomane Fehri, ministre des TIC et de l’Economie numérique, et de Bruno Koné, ministre de l’Economie numérique et de la Poste, pour voir stimulées les relations entre les deux pays. Ils ont mis en marche et en mouvement la coopération au niveau TIC.
Ils réaffirment à chaque rencontre leur volonté de créer des synergies et des partenariats entre les deux pays. Il est clair que les deux ministres se vouent une estime considérable et partagent une même vision. Au bout d’une année, les deux ministres se sont rencontrés quatre fois. C’est dire l’importance de l’engagement.
Une vraie idylle.
Il y a en effet lieu de parler d’amitié, de fraternité entre deux ministres et deux communautés d’affaires. De fait, la troisième édition des Journées de l’entreprise numérique, qui s’est déroulée du 19 au 20 mai à Abidjan et où la Tunisie était l’invitée d’honneur, les a encore rapprochés. Ces journées étaient organisées autour du thème “Mobilité, levier de performances des entreprises”.
Rehaussée par la présence du ministre des TIC et de l’Economie numérique, Noomane Fehri, l’arrivée de la délégation tunisienne au Palais de la Culture de Treichville avait de quoi impressionner. Plus de cent personnalités entre dirigeants d’une quarantaine d’entreprises du secteur privé, de capitaines du secteur, des directeurs généraux d’entreprises publiques et d’agences ont investi les lieux avec la ferme intention de découvrir, de prospecter un nouveau marché et de tisser de nouvelles relations.
Moment fort de cet événement, l’instant où les membres de la délégation tunisienne sont montés sur scène l’allure tout de volontarisme. Le ministre et les commis du secteur public sont venus soutenir les acteurs économiques déterminés à développer leur activité. Belle démonstration de diplomatie économique qui ne se contente pas de mots.
Cet engagement, cette volonté et cette persévérance appuyés par les représentants de l’Etat, ont eu un écho favorable auprès des hôtes ivoiriens. Ce que nous confirme Riadh Azaiez, PDG d’az.com et organisateur de Consult Afric qui s’est sont tenue parallèlement aux JEN. Les Ivoiriens ont offert un bureau aux investisseurs tunisiens à Vitib, à une dizaine de kilomètres d’Abidjan, pour leur servir de QG doté de toute la logistique nécessaire. Et ce, à l’instar du local qui leur a été offert au pôle El Ghazala lors de l’ICT4all en 2015. Un gentlemen agreement qui en dit long sur le degré de confiance et la qualité des relations entre les deux pays.
Une volonté politique manifeste d’un partenariat sud-sud, win-win!
C’est sans surprise que les deux discours d’ouverture des deux ministres font apparaître une vision commune quant à l’importance et à la place des nouvelles technologies.
“Si les gens qui gèrent Internet arrêtent de fonctionner le monde s’arrête” — Noomane Fehri
Noomane Fehri a exprimé sa satisfaction et son bonheur même d’avoir élevé avec Bruno Koné les relations tuniso-ivoiriennes au niveau auquel elles devraient être “et ce n’est pas un bonheur protocolaire”, a-t-il précisé lors de son allocution d’ouverture. Il a également affirmé sa satisfaction non sans un brin de fierté de voir réaliser l’objectif fixé il y a une année avec son homologue ivoirien, à savoir l’implantation en Côte-d’Ivoire de dix entreprises tunisiennes, en plus de celles qui ont exporté leurs solutions.
Noomane Fehri a qualifié la transformation digitale de “tsunami” auquel il faudrait se préparer pour surfer au-dessus de la vague des opportunités qu’il provoquera. Il a précisé, lors du panel ministériel, qu’en dépit des avancées réalisées, notamment la mise en place de la carte technologique qui a boosté le nombre de start-ups de 150 à plus de 400, le challenge de la transformation digitale reste très important : “Nous ignorons la majorité des métiers que feront nos enfants”.
“Les changements dans les cinq ans à venir équivaudront ceux des 50 ans passés. Les 2/3 des prochains emplois ne sont pas encore créés”, a déclaré le ministre. Il a insisté sur l’impératif d’unir les efforts et de créer des synergies. “Nous avons beaucoup à échanger avec le secteur ivoirien”, a-t-il souligné.
A titre d’exemple, le projet Mdev qui vise à créer 1000 applications par des jeunes provenant des 24 gouvernorats du pays peut être applicable en Côte- d’ivoire et étendu à 16000 applications voire plus. Et de conclure sur cette promesse qui vaut engagement : “Nous devons bâtir l’Afrique de demain, la Tunisie 2.0, la Côte d’ivoire 2.0 sur trois piliers : la connectivité, élément vital, l’éducation digitale pour minimiser la fracture sociale et le e-gouvernement, le gouvernement sans papier pour plus d’efficacité et une meilleure gouvernance”.
“Les TIC ne doivent plus être considérées comme un élément de logistique mais plutôt au cœur de la stratégie de l’entreprise” — Bruno Koné
Bruno Koné a affirmé, pour sa part, que la Côte-d’ivoire ne peut prétendre à l’émergence sans les TIC qui se sont imposés dans le Plan national de développement 2016–2020. L’entreprise numérique qui survivra au nouveau monde est celle qui a une vision, un programme multidimensionnel de son Business plan.
La mobilité lui permettra de banaliser l’accès à l’information de n’importe quel device. Soit “de s’affranchir de l’espace temps ! Ni l’éloignement, ni l’absentéisme ne seront un handicap au développement du processus de production. Toutefois, elle sera plus exposée à une croissance mondiale. En Côte-d’ivoire, les entreprises disposent de ressources relativement bon marché leur permettant d’améliorer leur productivité”.
Le ministre ivoirien a précisé lors du panel ministériel que le développement de l’économie numérique se fera sur la base de cinq piliers, à savoir un cadre réglementaire attractif pour les investisseurs, la sécurité des utilisateurs, la connectivité, en améliorant à la fois l’accès individuel et communautaire, le contenu considérant les Smartphones comme producteurs de valeur et finalement, la formation et le développement du capital humain.
À ce titre, le ministre a annoncé une baisse des taxes sur l’équipement informatique de 32 à 7 % et une réduction du coût d’accès à l’internet. “L’État s’est engagé dans la mise en œuvre d’une économie numérique forte et inclusive”, a-t-il précisé.
“Pour la création d’un conseil d’affaires tuniso-ivoirien” — Kais Sellami
De son côté, Kais Sellami, président d’Infotica, la chambre syndicale des TIC au sein de l’UTICA, a déclaré que le numérique est une affaire du public et du privé. Il a exhorté les professionnels du secteur à ne pas s’enfermer dans leur microcosme mais à s’adresser aux autres secteurs. De ce fait, il s’est dit favorable à un conseil stratégique du numérique sous la tutelle du chef du gouvernement et qui impliquerait tous les ministères. Kais Sellami a également appelé à la création d’un conseil d’affaires tuniso-ivoirien pour consolider les échanges et pérenniser les relations entre les deux pays.
“Il faut venir tout de suite en force, le pays est en train d’exploser.” — Ahmed Cissé
Ahmed Cissé, président du conseil d’administration de MOOV, troisième opérateur en Côte-d’Ivoire, et président de la Commission TIC de la CGECI (le patronat ivoirien), a déclaré au Manager que la Côte-d’ivoire est un pays libéral en pleine croissance, attractif pour des partenariats dans tous les domaines, tels que l’agroalimentaire, les telco, la finance, la transformation de matières premières.
Et de préciser : “Nous sommes le premier producteur mondial de cacao mais nous n’avons pas d’industrie. Le cacao que nous exportons est transformé en Europe, nous souhaiterions qu’il soit transformé localement”. Il a exprimé son souhait en tant que chef d’entreprise de voir se construire des partenariats à travers des structures croisées. Il a précisé que les locaux apportent la connaissance des rouages du marché. Le contexte est favorable pour un partenariat win-win.
Et d’ajouter : “Il y a deux ans, les Marocains ont fait un grand pas dans les télécoms, les Chinois arrivent, il n’y pas de raison pour que nos frères tunisiens ne soient pas présents. Il faut venir tout de suite en force, le pays est en train d’exploser”.
Le secteur public : un échange d’expertises, un levier pour le secteur privé
Les entreprises publiques telles que la Poste, les agences à l’image de l’ATI, l’ANCE, l’ONT, l’ANSI, le centre de recherche CERT étaient de la partie avec la ferme volonté de renforcer les relations bilatérales, soutenir et appuyer le secteur privé. Les stands exposés au salon étaient l’occasion de faire connaître le savoir-faire et l’expertise tunisiens.
Lors de ces journées, certaines conventions de partenariats ont été signées entre les institutions tunisiennes et ivoiriennes. Jawher Ferjaoui, PDG de l’Agence tunisienne d’internet (ATI) et Bilé Diéméléou Amon Gabriel, DG de l’ARTCI, ont signé une convention qui porte sur la gestion des noms de domaine, l’adressage IP et la gestion des points d’échange internet et qui consiste en un échange de bonnes pratiques, d’expertise, de données et d’applications.
Bilé Diéméléou Amon Gabriel a également signé une convention de partenariat et d’échange d’expertises avec Ramzi Khlif, chef division de la coopération internationale et de la certification au sein de l’Agence Nationale de la Certification Electronique (ANCE), qui porte sur la certification électronique, l’infrastructure à clé public et la sécurité des transactions électroniques.
La Poste représentée par Samir Jerbi, directeur du Centre des technologies postales pour la région arabe, chargé de la coopération internationale, a plusieurs pistes de partenariats dans le pipe telless que l’impression des timbres pour la Côte-d’Ivoire en 2017, l’émission d’un timbre en commun, l’installation d’un système électronique des mandats spéciaux. Des sessions de formation-métiers à Tunis ou à distance sont également prévues ainsi que la mise en place d’un système de gestion de courrier d’entreprises et d’une solution de certification électronique à la poste en collaboration avec l’ANCE.
Pour mémoire, l’année précédente, 17 conventions ont été signées entre les deux pays dans le domaine des TIC.
La rencontre avec les agences ivoiriennes a permis de mieux connaître le secteur des TIC ivoirien, ce qui devrait nous aider à mieux nous positionner par rapport à cette concurrence mondiale. La visite effectuée à l’Agence Nationale du Service Universel des Télécommunications-TIC (ANSUT), une agence équivalente au CNI, qui vise à vulgariser les TIC auprès de la population ivoirienne, a été l’occasion d’un échange entre les acteurs des deux pays.
L’Agence, devenue entreprise à participation étatique, était à l’origine le Fonds ivoirien des télécom. Elle reçoit désormais directement 2% des 7% des taxes versées par les opérateurs, les 5 % restants sont destinés au budget de l’Etat. Pour financer ses projets, l’ANSUT a également la possibilité d’emprunter, en ayant recours à des prêts syndiqués. Ces derniers sont remboursés sur les 2% des taxes et les revenus sur l’exploitation de l’infrastructure.
Ultime avantage ! L’Agence a un statut de société anonyme à participation étatique majoritaire, ce qui l’autorise d’embaucher et d’aller chercher les compétences sur le marché des télécoms.
Les bénéfices de ces coopérations institutionnalisées par des conventions-cadres vont au- delà du partenariat public-public mais ils préparent, balisent et construisent l’avenir et apportent un soutien déterminant au partenariat public- privé voire privé –privé.
Quel positionnement pour la Côte-d’Ivoire, quelles niches pour les entreprises tunisiennes ?
Lors des JEN 2016, le cabinet Deloitte a présenté les résultats d’une enquête sur la maturité numérique des entreprises en Côte-D’Ivoire qu’il a effectuée pour le compte du patronat ivoirien (CGECI). L’enquête a porté sur un échantillon d’une soixantaine d’entreprises réparties en dix secteurs. Elle s’est basée à la fois sur une méthodologie quantitative et qualitative.
Il en ressort que la maturité numérique de l’entreprise ivoirienne est faible au regard de l’essor économique du pays et ne dépend pas vraiment de la taille de l’entreprise. A vrai dire, l’entreprise a une vision très classique plus proche de l’informatique que du numérique. A titre d’exemple, moins de 10% des entreprises ont un responsable sécurité, par contre 45% ont un responsable informatique.
Le numérique au cœur de la stratégie, comme l’ambitionne le ministre Bruno Koné, est pour l’instant un projet loin de la réalité des entreprises ivoiriennes. En effet, celles-ci sont plus concernées par les outils et les solutions. Plus de 50% des entreprises font appel à un prestataire de services pour développer des solutions alors que seulement 20% le font pour établir une stratégie IT.
Pour les opérateurs qui voudraient prospecter le marché ivoirien, il importe de savoir que Les priorités restent des besoins de premier niveau (réseau, messagerie, site web) et que les projets plus pointus du type Big Data restent marginaux. 82% des projets à court terme relèvent de la mise en place d’un réseau local informatique et seulement 13% veulent acquérir à moyen et long terme une solution messagerie.
Au plan international et en se référant au Network Readiness Index (NRI) du Forum Economique Mondial, la Côte-d’Ivoire arrive en 115ème position avec un score de 3.2, loin derrière des pays de la sous-région comme le Ghana et le Sénégal qui sont respectivement 101ème et 106ème. La Tunisie occupe la 81ème position. Toutefois, en matière d’usage commercial des TIC, la Côte-d’Ivoire est classée 95ème alors que la Tunisie occupe la 106ème place. A noter que cet indicateur mesure la proportion des entreprises qui utilisent commercialement internet et qui intègrent les TIC dans leur savoir-faire technologique, dans un environnement propice.
Les résultats de l’enquête prouvent que le niveau de maturité numérique des entreprises ivoiriennes est dépendant de l’offre de prestataires numériques. Cela nécessite un renforcement de écosystème. Autant de raisons pour encourager les entreprises tunisiennes à se diriger vers ce marché.